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ECLATS DE PAROLES
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ECLATS DE PAROLES
28 novembre 2008

L'ESCALIER INTERDIT

 jetattends2Jeanne est inquiète. Depuis quelques jours, on remue à l’étage. Rien de surprenant, en fait. C’est l’appartement des Lopin, les propriétaires. Mais lui n’est jamais là dans la journée, il part tôt, dans le matin blême, le col du pardessus relevé, les mains bien enfoncées dans les poches, le béret un peu de biais qui lui donne l’air crâne.  Il va sans se retourner. Jeanne l’a aperçu bien souvent de sa fenêtre, elle se lève aussi de bonne heure et derrière les brise-bise suit du regard cet homme si poli qui la salue toujours quand il la croise dans la rue.

    Tiens, il neige. Cet hiver 1932 est froid et douloureusement long. "Gilbert Lopin sera en retard à l’usine aujourd’hui, je ne l’ai pas vu sortir. Ah ! Antoinette Lopin lève les volets." Elle est ponctuelle comme un métronome, Antoinette. Généreusement moulée dans son cache-poussière noir, le chignon bien lissé planté d’un peigne espagnol serti de minuscules perles rouges, ses gros pieds dans de petites pantoufles, elle tire vigoureusement les courroies et délivre les vitrines allumées. Les lits s’alignent en un discret désaccord,  exprès,  pour que le chaland s’arrête, s’attarde et retienne ce berceau voilé de tulle, ce lit grillagé pour enfant, ce sobre lit de jeune fille et tous les autres pour couples ou personnes seules. Après, Antoinette s’installe confortablement à la petite table du fond, avec son thermos de café et des petits pains croquants. Puis elle tricotera,  lira le feuilleton de "La Dernière Heure" ou un chapitre de roman populaire.

   Jeanne soupire. Elle est couturière à domicile. A l’essayage, les clientes tournent lentement devant la glace sur pied,  s’admirent ou s’examinent d’un œil critique. Le divan de la salle à manger croule sous les tissus étalés,  un taffetas rose pour le premier bal de Mademoiselle Ginette, un noir strict pour la mère de la mariée, ici un patron épinglé sur le bleu ciel d’une demoiselle d’honneur et là, le frémissement de la soie blanche dont elle fera la plus charmante des épousées.

    Jeanne soupire encore. Epousée, elle l’a été. Mais Henri est parti par un après-midi de printemps avec Germaine, son amie qui riait si souvent et dansait dans les bals musette. Elle, Jeanne, ne danse pas bien. Les hommes sont parfois ensorcelés par un corps qui se cambre. Henri a emporté ses vêtements et ses plaques de phonographe préférées. Rien d’autre. "De toute façon, tu n’aimes pas l’opéra", a-t-il déclaré  légèrement.  "Ni Mme Butterfly ni La Tosca. En quelque sorte,  je te débarrasserais plutôt, pas vrai ?". Vrai. Elle avait la tête comme une citrouille quand il écoutait six fois de suite "Sur la mer calmée", d’autant que cette tragédie japonaise la laissait de marbre. A-t-on idée de se tuer pour un homme ? Quand à "La Tosca", ce destin de courtisane lui faisait hausser les épaules. Elle avait lu presque tous les romans d’Alexandre Dumas, père et fils, et "La Dame aux Camélias" qui inspira Puccini pour le personnage de Tosca lui paraissait assez mièvre.

     Jeanne s’assied sur la chaise en velours bleu qui sert aux clientes lorsqu’elles feuillettent les catalogues. "Il aurait tout de même pu me laisser Caruso", soupire-t-elle,  les mains abandonnées sur les genoux en un court repos. "Le seul que j’aimais. Il chantait si bien  "Comme la plume au vent"…dans "Rigoletto".  Non,  il a fallu qu’il  le prenne aussi ".  Il lui a généreusement abandonné "Mon homme" que Mistinguett nasille de sa voix canaille,  "Ma poule" et "Valentine" chantées par un Maurice Chevalier rigolard, deux ou trois autres encore, toutes rengaines à la mode. Jeanne aime bien la vignette de "La voix de son maître" et la photo du chien qui écoute,  attentif, le  son du phonographe.

    "Il avait promis de m’offrir "Crazy Blues" pour mon anniversaire", se dit la jeune femme. "Il savait à quel point la voix de Mamie Smith me bouleverse. Il est parti avant…" Il a jeté l’ancre chez une autre dont le parfum épicé lui tournait la tête. "Allons, secoue-toi, Jeanne. Il ne reviendra plus. Au fond, tu t’en moques, dis-le.  Oui,  peut-être, je ne sais pas…" Ils n’avaient pas les mêmes goûts, ça non. Le blues, il l’appelait "une musique de nègres" tandis qu’elle trouvait déchirante la mélopée qui s’arrachait des tripes du chanteur dont elle sentait d’instinct le désespoir racial. Elle ramasse la pelote d’épingles, la dépose sur la machine à coudre.

    Elle n’aime pas penser à Henri. Parfois elle pleure et parfois elle hausse les épaules. "Il ne ressemblait pas à Gilbert Lopin. Gilbert (elle l’appelle par son prénom quand elle est seule mais personne ne le soupçonne) est grand,  mince et même s’il est ouvrier,  il a de la classe. Oui, de la classe. Une belle démarche, un beau regard bleu, de la gentillesse. On se demande pourquoi il a épousé Antoinette. Pour son argent ? Cela m’étonnerait, ce n’est pas son genre." Quel genre ? Et qu’en sait-elle sinon que le commerce appartenait bel et bien à Antoinette Lopin qui a succédé à ses parents ?"

     La journée passe. Des bruits de pas. Quelqu'un marche en haut, elle en est sûre. Le crépuscule descend, gris, lourd. Jeanne se lève, craque une  allumette, l’approche de la mèche. La lampe à pétrole s’allume. "J’aimerais revoir ce détail du modèle",  marmotte Jeanne pour elle seule. "Je l’ai gardé,  certainement.  Mais où ?" Songeuse,  elle réfléchit,  un doigt sur la bouche, une attitude familière qui faisait rire son mari. "Je sais ! Dans le coin…" Evidemment ! C’est là qu’elle range tout ce qui n’est pas urgent ou utile. Le coin ? Un débarras en réalité, où se côtoient boîtes de pralines vides, pantins de carnaval, mandoline oubliée, un tas de journaux, deux poupées sans cheveux, des souliers usés,  tout le reliquat d’un pauvre passé sans histoire.     "Le coin" se trouve derrière une porte qui ne donne sur rien. Ou plutôt sur un chemin de traverse, en quelque sorte, un escalier qui fut interrompu par un plancher, dans la descente, voilà longtemps sans doute, et constitue aujourd’hui  un espace de rangement..  Par contre, l’escalier monte bel et bien chez les Lopin mais, d’un commun accord, il est condamné. Et depuis trois ans que Jeanne habite ici cet accord n’a jamais été transgressé.

    Dans le coin, il n’y a pas de lumière. Jeanne vient donc avec sa lampe et la pose sur l’escalier en faisant bien attention qu’elle soit en équilibre. On en a tant vus des incendies dus à l’imprudence ou l’inattention, du pétrole enflammé, des gens brûlés ou morts. Jeanne se hâte. Elle éparpille autour d’elle les patrons classés par genre,  manteaux d’hiver, vestes d’été, jupes…  quand un léger bruit de pas la saisit:

    "Il y a quelqu’un ?", murmure-t-elle,  effrayée.

    "Chut,  Mme Jeanne,  n’ayez pas peur,  c’est moi…"

    Gilbert Lopin penche par-dessus la rampe un visage déconfit.

    "J’avais besoin de parler à quelqu’un. Je vous ai entendue et…"

    Et ils parlent. De tout et de rien, elle levant la tête, lui se penchant pour mieux la voir. Au-dessus de lui, la lumière blafarde d’une fenêtre, condamnée elle aussi, lui donne un teint bistre. Son chandail beige à gros boutons de cuir lui va bien. Ils ne disent rien de particulier, n’évoquent pas Mme Antoinette, ne parlent pas de rendez-vous. Quand elle rentre chez elle,  Jeanne chantonne. Dès lors, elle commence à guetter le crépuscule, puis les six coups du clocher Saint-Martin, puis à compter les jours. Une semaine passe.

    Le samedi, jour d’affluence dans ce quartier commerçant, elle vient à peine de reconduire la petite fiancée après son dernier essayage qu’elle entend tout doucement grincer le vieil escalier défendu. Elle est derrière la porte, le cœur battant. Elle entrouvre. Il est là, un peu gauche mais plus près, beaucoup plus près. Elle ne sait que faire.

     "Vous allez bien,  M. Lopin ?"


     Il fait oui de la tête. Il semble ému,  elle est gênée. Elle murmure:

    "Il ne fait pas chaud".  Hiver

    Il tousse. Une courte quinte.

    "Pardon, j’ai pris un rhume à l’atelier. Je suis mécanicien,  je répare des automobiles."

    "Vous voulez entrer,  peut-être ?"

    Son invitation est hésitante mais il dit oui avec empressement. Elle s’efface pour qu’il passe, traverse vite la chambre et le conduit dans la salle à manger.

    "Asseyez-vous.  Vous voulez du café, du thé ?

    Il veut bien du thé. Antoinette ne fermera pas avant 7 heures et demi, peut-être 8 heures. Le samedi soir marche bien. Elle ne veut pas de lui au magasin. Alors il a son temps.  Elle ne sait que répondre. Elle lui trouve mauvaise mine, les traits tirés mais ses yeux bleus aux longs cils la désarçonnent. Puis il dit qu’Antoinette est dure. Elle a besoin de se reposer, le soir. Alors elle lui a fait une chambre à part, qui donne justement sur la porte interdite. Et comme il est toujours seul et Jeanne aussi, il lui est venu l’idée qu’un petit brin de causette ne fait de mal à personne.

    Les tissus encombrent le fauteuil près de la commode, vite elle débarrasse, lui dit "Installez-vous… " et va refermer le tiroir entrouvert quand il aperçoit les plaques:

    "Je peux ?", demande-t-il.

    Elle fait "oui" et il les prend, les retourne, les examine, puis demande poliment:
 
    "Vous n’avez pas de blues ? Vous n’aimez pas,  peut-être ?"

    "Si, beaucoup !  Mais je n’ai aucun disque, rien,  mon mari devait…"

    Elle s’arrête. Comment dire sa détresse à cet étranger, cet homme assis dans son fauteuil et qu’elle ne connaît pas. Mais il comprend:

    "Antoinette non plus. J’ai acheté "Crazy Blues" en cachette. Je le mets quand je suis seul. Le phono est dans ma chambre, elle s’en est offert un plus moderne, cela nous arrange tous les deux…"

    Son sourire un peu sarcastique est triste cependant. Elle se rend soudain compte qu’ils sont presque dans le même cas: elle n’a pas la plaque de "Crazy Blues", lui l’écoute dans la solitude. Ils sont de la même race, celle qui perd. Un grand souffle d’affection soulève le cœur de Jeanne. Elle dit spontanément:

    "Si vous voulez,  vous pouvez l’écouter ici…

    Elle s’approche du phono et ôte la housse qui le recouvre. D’un doigt précautionneux,  elle époussette le 78 tours qui est resté là, prisonnier depuis combien de temps ?

    "Je n’écoute pas souvent,  vous savez,  quand on est seule !…"

    " Moi non plus",  dit-il.

    Il s’est approché et se penche pour lire le titre : "Le chemin du paradis",  chanté par Henri Garat. 

    "Vous avez vu le film ?"

    " Nous n’allions pas souvent au cinéma mais nous avons vu " Le chemin du paradis…"

    Et elle fredonne,  malgré elle,  les premières paroles "Tout est permis quand on rêve…", puis,  confuse s’excuse précipitamment : "Pardon… "

    Très légèrement, il murmure: "Les chansons d’amour sont toujours belles" et il remet le disque dans sa pochette.  Il a l’air au loin.  Jeanne n’ose pas rompre le silence.  Et c’est lui qui enchaîne : "Qu’avez-vous d’autre ?  Je peux voir ?".

    Il regarde le pauvre trésor de Jeanne: des gigues irlandaises, des airs d’accordéon, la voix de Damia, deux charlestons, un extrait de "Casse-Noisette",  quelques autres. La jeune femme reparle du blues. Et, profondément étonnée de son audace, elle s’entend répéter son  invitation de tantôt : "Si vous voulez,  vous pouvez venir écouter Mamie Smith… " 

    Oui, il viendra. Et en effet, comme il a encore quelques jours de congé pour se remettre de sa vilaine bronchite, il revient le soir suivant. 

    "Je mets Mamie Smith…"

    Assis côte à côte, ils écoutent l'un et l'autre envoûtés, cette voix profonde et triste,  cette musique issue originairement des chants d'esclaves, ces bouleversants chants de détresse et d'espoir qui ont mis près d'un siècle à parvenir des champs de coton du Sud des Etats-Unis jusqu'en Europe, grâce à l'enregistrement phonographique. 

    "Ils chantent leur chagrin",  murmure Jeanne, perdue dans ses pensées, "leur cafard. Ils sont un peu comme nous, au fond !"

    Gilbert se tait. Mais sa main, doucement, se pose sur celle de Jeanne,  abandonnée. Le lendemain, il revient. Que font-ils de mal ?  Ils sont comme deux chats perdus qui trouvent l’un près de l’autre un peu de chaleur.  Puis ils parlent d’eux.  Et les jours passent. 
 
    "Comment fêtez-vous ce Noël, cette année ?" demande-t-elle un soir qu’il s’apprête à remonter chez lui.

    "Seul sans doute. Antoinette va chez ses parents. Mais comme ils ne m’ont jamais accepté… Et vous ?"

    Elle balbutie:

    "Je suis toute seule. Que voulez-vous que je fasse ?"

    Il hésite. Elle le regarde intensément,  son visage d’homme un peu fatigué ressemble à de l’ivoire patiné qui fait ressortir sa mâchoire bien tracée, ses dents très blanches,  son charme pour tout dire. Ils partagent ensemble un souper de Noël que Jeanne improvise. Antoinette part tranquillement chez ses parents. Ce qu’il fera,  elle s’en moque.     A minuit,  il lui dit:

    "Je suis bien avec vous,  Jeanne."

    Et il l’embrasse. Il l’embrasse comme une première fois, comme une dernière fois.  Il caresse un peu ses hanches rondes, ses épaules et effleure ses seins. Il l’embrasse encore. Mais c’est Noël et ils ont toute la vie pour s’aimer. Alors il la laisse et remonte chez lui par l’escalier dérobé.

    Quelques jours passent. Dans la journée maintenant, elle entend à nouveau marcher au-dessus de sa tête, dans la chambre de Gilbert. Il n’est pas revenu. Elle ne sait que faire. Aller là-haut ? Si elle y trouvait par hasard Antoinette ?  Attendre. Oui. Elle attend. Et soudain, contre la porte défendue, on frappe. Demain c’est le 31 décembre.  C’est lui, ce fantôme ? C’est lui, cet homme jaune comme un citron, chancelant,  fiévreux, dont elle prend la main, qu’elle entraîne au salon, installe près du poêle ronflant car il est frigorifié.

    "Gilbert !"  murmure-t-elle.

    Il la regarde,  une infinie douceur dans ses yeux tristes.

    "Je t’aime",  dit-il, "mais je ne peux t’aimer.  Regarde-moi… c’est fini pour moi."
 
    "Quoi ?  Qu’est-ce qui est fini ?'
 
    "Tout.  La vie…"

    Elle s’agenouille,  lui prend les mains,  les serre contre elle.

    "Tu es malade. Que dit le docteur ?"
 
    "Cancer du foie. Je m’en doutais depuis longtemps. Je ne voulais pas mourir sans t’avouer que je t’aime."

    Il tremble.  Jeanne pleure  puis se ressaisit.

    "Je vais demander à mon médecin.  Il te soignera bien. Je m’occuperai de toi."
 
    Il sourit doucement.

    "Je remonte",  dit-il.  "Je voulais te revoir."

  Et il remonte, péniblement, une à une les marches usées. Elle le soutient puis redescend.  La journée passe, lente, lourde, longue. Jeanne n’ose pas monter. Elle écoute de toutes ses forces. N’entend rien. Plus rien. A 8 heures, Antoinette monte lourdement se coucher. Pousse un hurlement, ouvre brusquement les fenêtres,  court dans tous les sens.

    Les pompiers arrivent les premiers. On a fermé le gaz. L’odeur flotte partout.  Les fenêtres ouvrent sur le froid dense.

    Hébétée,  Jeanne lit le papier glissé sous la porte:brassee_colombie0350_150

    "Pardonne-moi,  je n’ai pas le courage de souffrir. Je t’aime."

LORRAINE
 
 

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Commentaires
L
Terrible pour les autres, certainement. Pour soi? Je ne sais pas. Je me demande s'il ne faut pas beaucoup de courage pour en terminer. Par contre, les malades condamnés à souffrir pour rien, qui ne guérirons pas et le savent, aspirent certainement à la mort; qui ne les comprendrait?
L
superbement écrit... décidément, tu as ce qu'il faut (la plume) où il faut (la main) pour être publiée...<br /> le suicide, terrible ? oui, pour les autres ;<br /> non, pour soi-même : c'est une espèce de liberté.<br /> pourquoi attendre, dans certainss cas, que la camarde fasse son office...
L
Oui, terrible ce suicide du désespoir. Mes parents disaient que c'était un brave et pauvre homme.
L
je ne sais pas s'il était égoïste, Annie,il était surtout "faible". Il ne s'était pas suffisamment opposé à Antoinette, il était malade, il n'a pas résisté. C'est une histoire "presque" vraie, comme dit Obs, cela s'est passé quand j'étais une petite fille, dans la maison où nous habitions. <br /> Merci pour ta lecture, chère Annie.
O
Belle évocation d'une histoire (presque) vraie. Terrible !
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