Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
ECLATS DE PAROLES
Publicité
ECLATS DE PAROLES
Derniers commentaires
Archives
ECLATS DE PAROLES
12 novembre 2008

IL VENAIT DE TéLéPHONER...

        Bip…          bip…       bip…

    Lancinant, le signal sonore de l'électrocardiogramme rythme le silence. Un son monotone, familier, tenace, qui bourdonne dans la tête de Delphine. Elle a entrouvert les paupières mais les referme aussitôt, éblouie par la clarté soudaine. Où est-elle ? A l’instant,  son pied se crispe.  Une courte douleur lui pince la jambe droite. Une odeur de désinfectant aux fragrances d'herbes fraîches flotte dans l'air. Comme un flash une image la traverse: la forêt…

    "Quelle forêt ? Pourquoi la forêt ?"

    Elle ne sait pas.  Elle ne sait plus. Elle revoit des broussailles nimbées de soleil, la tache cristalline d’une flaque au pied d’un arbre… Puis plus rien. Elle somnole.  Un plaisir presque animal et pourtant proche du malaise la saisit comme on respire une rose qui entête, écoeure presque. Le battant d’une porte miaule brièvement.  On s'approche du lit.
 
    - Delphine,  je prends ta température..

    Cette voix ? Elle la connaît mais ne la reconnaît pas. Sa main inerte repose.  Une main de caoutchouc, molle, gonflée et lourde. On la saisit, elle retombe. Quelle importance ?

    - Son esprit résiste. Elle refuse de s'éveiller...

    Pourquoi ? Ses yeux pèsent des tonnes. Une chanson tournoie sous son crâne, tintinnabule, se dandine et la nargue : « Nous n’irons plus au bois les lauriers sont coupés »…

    Nous n’irons plus au bois ?  Elle y était pourtant…Quand ?  Impossible de s’en souvenir. L’insolent refus de sa mémoire épuise ses maigres forces. Elle bascule dans un bref sommeil de plomb.

    - Je lui fais sa piqûre, dit Julie à un interlocuteur inconnu. Ensuite, elle sera partie pour la nuit.
 
    "Comme il faisait beau ! En quittant la maison, le gravier crissait sous mes sandales. J’avais emporté mon sac blanc. Et une couverture. Je sais que j’ai fumé.  Une cigarette ? Ou trois ?  Ou cinq ?"..

    - Du calme, voyons ! On ne bouge pas. Tu as encore de la fièvre,  je n’aime pas ça. Là,  je fais ton pansement. C’est presque fini.  Je vérifie le baxter. Allez, je reviens tout à l'heure.
 
    "Qui parle ? Pourquoi m’expliquer ces choses ?  Elle a dit  "baxter" ? Où suis-je ? Oh ! ma tête ! Si j’ouvre les yeux, le soleil va m’éblouir comme l’autre jour…Comme  l’autre jour ?.."

   for_t_Soignes__www L’image lui échappe. L’autre jour, c’était un mardi. Ou un mercredi peut-être ? Delphine sait qu’au bout du sentier la forêt débouche sur le petit étang aux nénuphars  dans lequel, à travers la ramure, le soleil lance une flèche d’or. Elle a laissé la voiture dans un chemin de traverse.  Elle marche.

    - Non ! Non !

    Est-ce elle qui pousse ce hurlement ?  Un cri de bête, une plainte longue qui lui cogne dans le crâne et cogne et cogne encore. Est-ce elle ? Non. Elle voudrait dire, expliquer.  Dire qu’elle s’assied sur la couverture, au pied d’un arbre. Mais aucun son ne franchit ses lèvres sèches. Un mal déchirant la coupe en deux. Sa cage thoracique l’écrase.

    - Elle a le sommeil agité, constate Julie en lui prenant le pouls.  Je vais vérifier si…

    Delphine coule à pic. Un puits noir l’absorbe, un noir absolu, étanche.  Les heures passent. Elle l’ignore. Longtemps.

     Et, brusquement, des bruits menus traversent le silence. Où a-t-elle déjà entendu le "toc" d’une cuillère déposée sur la soucoupe ? Et cette voix africaine qui lui rappelle le matin tôt, le commencement d’une journée ? Oui, elle en est sûre, on nettoie, c’est le choc d’un seau, ce bruit amorti, elle reconnaît les griffures d’eau poussée par un balai sur le parquet en damier. Très loin, très, très loin,  dans les profondeurs du bâtiment, un téléphone appelle.

     "J’ai répondu « Allo! ».  Je sais que j’ai répondu. Et puis ? Et puis rien..."

    Un pas. Quelqu'un marche, s’arrête tout près, lui fourre le thermomètre sous le bras, replie la couverture. La couverture, elle l’avait emportée dans la forêt. Une senteur  de feuilles sèches, odorantes, l’a saisie aux narines.

     Julie se penche. Elle dégage un discret parfum d’eau de Cologne. Non: elle tamponne le front de Delphine d’un mouchoir imbibé pour la rafraîchir. C’est cela.  Elle aussi, avant, tamponnait le front et les poignets des malades… Delphine sursaute, le cœur au bord des lèvres. Avant ? En un éclair, elle se voit en blouse blanche,  poussant un chariot,  prenant une seringue, comptant des pilules. ..
    
    "Je suis infirmière ?"..


    L’image s’efface, elle ne sait plus, elle est trop fatiguée pour penser.  Confusément, elle entend:
 
    - Je vais  refaire ton pansement. S’il te plaît,  Delphine,  ne bouge pas.

     Un pansement ? Où ? Pourquoi ? Elle voudrait demander mais sa bouche n’obéit pas, ses lèvres tremblent, sa gorge est muette. Un regard perdu filtre entre les cils.  Comme elle est lasse ! Elle glisse au fond du lit, tout au fond,  personne ne la voit plus,  elle ne voit plus rien,  elle ne verra plus jamais rien, elle n’entendra plus jamais le bruit de l’avion..Elle dort.

    Beaucoup plus tard, (ou peut-être à l’instant même ?)  quelqu’un annonce :

    - Delphine, voici le docteur.

     Elle n’est pas malade ! Seulement très fatiguée. Et insensible. Sa main touche une jambe de bois, enfin non, une jambe. Qu’est-ce qu’elle a, sa  jambe ?

    "Je ne suis pas tombée.  Je me suis étendue sur la couverture et… "


    - Allons, Delphine, montrez-moi cette plaie…Ce n’est pas très beau. Vous avez mal, là ?
    Fulgurante, la douleur culmine. Elle veut repousser la main du médecin mais Julie la garrotte de ses deux bras. Le docteur Mercier est bien connu pour sa dextérité,  son savoir-faire. Retombée sur l’oreiller, Delphine s’abandonne malgré elle aux pinces adroites.  Elle balbutie : « Docteur Mercier… » et lui, lui répond d’une voix claire, étonnée et réjouie :

    - Delphine, vous voilà enfin revenue à nous ! Vous nous avez flanqué une de ces frousses ! On va soigner ce bobo-là, encore quelques jours de patience et, si vous êtes sage, vous pourrez essayer de marcher.

    - Qu’est-ce que j’ai, Docteur ?

    - Plus tard. Pour le moment, vous avez surtout besoin de repos. Julie s’occupe de vous, je reviendrai demain.

    Elle a encore les idées embrumées. Mais un voile se déchire lentement. Voyons: elle travaille bien aux  soins intensifs ? Elle prend des températures et des tensions, pose des voies centrales, met des garrots, relève le dossier des lits ou les abaisse, contrôle les respirateurs…Un respirateur ? Non, elle n’en a pas. Elle tente de regarder alentour: elle reconnaît les tentures de séparation des alcôves: elle est bien aux soins intensifs, dans son propre service. Son cas n'a pas nécessité le déploiement de toute la machinerie sophistiquée qu'elle connaît bien, mais sa main qui tâtonne, maladroite, sous le drap, découvre une sonde reliée à sa jambe blessée  Donc, elle a refait surface Depuis quand est-elle ici ? Elle ne se souvient de rien depuis le moment où, couchée sur la couverture dans la forêt,  elle s’est endormie.

    - Tu es réveillée,  Delphine,   comme je suis contente !

    Julie s’assied sur le bord du lit. Julie son amie depuis l’école d’infirmière, avec qui elle travaille depuis des années déjà.

    "Elle sait  pourquoi je suis ici et  me le dira. Non, on nous l’interdit, c’est le docteur qui parle aux malades, elle se taira."

    Elle répète tout haut : « Elle se taira  » Quelque chose lui fait mal, une blessure dans le fond de la poitrine. Il faut qu’elle arrache ce mal infâme, ce secret douloureux. Et, soudain, elle s’effondre en arrière, dans un sanglot inopiné. Un halo de larmes l’inonde.  Elle essaie de s’asseoir, mais  Julie, rapide,  la recouche fermement.

    - Tu es folle,  c’est trop tôt …

    - Depuis quand je suis ici ?

    Sa voix, faible, s’amenuise encore. Elle arrondit les lèvres et souffle : « Quand ? ». Un écho de sa mémoire répète : « Quand ? ».  C’est un « quand ? » qui veut une réponse, un « quand ? » qu’elle a posé à quelqu’un  comme un pion sur un échiquier.  C’était il y a longtemps.

    - Jeudi dernier, répond Julie  à regret.  Nous sommes mardi et…

    Cinq jours ! Déjà cinq jours qu’on la garde dans ce lit où elle divague. Car elle divague, elle en a conscience. Elle voudrait rattraper des bribes d’images qui défilent, floues,  rapides,  et que rien ne relie ensemble. Et toujours, obstinément,  cet arbre dans la forêt, cette couverture…

    "Je l’ai étendue avec soin. Je ne voulais pas de brindilles sur ma jupe blanche. Pas de tache de mousse non plus.  Il fallait être décente.  Décente ? Non, correcte plutôt, c’est cela que je voulais à tout prix. J’y pensais en allumant ma huitième cigarette, j’ai compté. C’est alors que machinalement, j’ai jeté une pierre dans l’étang aux nénuphars, pour faire un ricochet. Le dernier."..


    Elle a dit : « Le dernier » ?  Le ricochet lui paraît soudain assourdissant,  ce n’est plus un clapotis, c’est un gong. Son cerveau enfiévré vibre d’étincelles flamboyantes. .  La chambre tourne, le vertige l’emporte comme une toupie.

    "J’ai une syncope Je me noie Au secours !"..

    Aucun son. Elle est inerte. Des vagues du récent passé la submergent, la détruisent l’une après l’autre. Non, elle ne veut pas retrouver la mémoire. Elle ne veut pas savoir pourquoi elle était là, dans ce soleil éblouissant, à l’ombre d’un arbre, assise sur une couverture, puis couchée. Puis… Rien. Après, elle ne sait plus rien.  Elle n’a rien entendu, rien vu, rien voulu, rien espéré. De toutes ses pauvres forces,  elle repousse la bousculade qui l’envahit, des impressions, des sensations, tout un monde qui se réveille et la harcèle soudain.

   "C’était un beau jour. J’ai pris mon sac blanc. Il venait de téléphoner, j’avais dit « Allo » et… "

    Delphine, les yeux obstinément fermés, lutte. Elle lutte contre elle-même, contre les bruits de l’hôpital, contre sa mémoire insidieuse qui déniche des bouts d’histoire, les assemble au petit bonheur et lui dicte des souvenirs. Elle lutte contre le beau temps insolent, le ciel bleu à peine strié de blanc qu’on aperçoit depuis la fenêtre ouverte au 6ème, contre le vrombissement d’un moteur qui enfle peu à peu, peu à peu.

    "Oui, c’était un beau jour.  Je connaissais l’étang aux nénuphars,  j’ai…"chemin_halage___borne

    Et brusquement, impérieux, martelé, un souvenir sonore lui claque aux oreilles et de sa voix soudain dure, hachée,  elle grince :

    - Julie, tu l’entends, l’avion ?


    Julie lâche le tampon d’ouate qu’elle préparait pour la piqûre, se précipite, angoissée, rassure :

    -Quel avion ?  C’est l’hélico de Transplant International. Tu sais bien: il apporte un greffon. Recouche-toi, ta blessure va se rouvrir.

    - Non, c’est l’avion, je le sais.  Juste avant le décollage, il m’a téléphoné : «Nous étions fous.  Je pars ce soir. Désolé, adieu ! » et il a raccroché. Il rentrait à San Francisco. Il m'avait promis qu'il reviendrait s'installer ici. Julie, comme je l’aimais. Comme je  le hais !

    Julie se tait. Elle sait que Delphine doit revivre son cauchemar, étape par étape.

    - Je vais te donner un calmant. Voilà, tu vas dormir, maintenant…

    "J’ai choisi l’arbre devant l’étang, en dehors des sentiers habituels. On l’avait découvert à deux en se promenant. J’ai pris dans la réserve de pharmacie du service des somnifères et des anxiolytiques. J’ai aussi emporté une bouteille d’eau minérale et deux paquets de cigarettes. De quoi mourir en douce, loin de tous, sans souffrir, sur une couverture, propre et correcte."

 
    La suite ? Elle l’ignore. Le calmant la débranche peu à peu du réel.   
 
    C'est l'heure des visites. Furtivement, un homme s'approche du lit. Il se souvient.  Autour d’elle, tous ces mégots...  Recroquevillée sur la couverture, détrempée par la pluie incessante des trois derniers jours, elle respire encore.  Il est électricien. Celui que l'on a envoyé pour réparer, avec ses camarades, la ligne téléphonique détériorée par les derniers orages. Le hasard a voulu qu’ils aient pris par le sous-bois, la route inondée ne permettant pas d’autre chemin.

    -On a appelé l’ambulance. C’est quand ils l’ont prise que j’ai vu la plaie… Quelle horreur ! Cette bête qui la mangeait vive… C’était quelle bête ?

    Julie ouvre des mains impuissantes :

    - On ne sait pas. Un rat, un renard, en tous cas un carnivore. Elle n’a rien senti, rassurez-vous.  Elle était quasi-morte.

    Il reste là,  prostré, les yeux agrandis par une image qu’il n’oubliera plus. Il dit les mots de tous les témoins impuissants, où se mêlent la question et l’espoir :

    - Elle s’en sortira ?

    - Je l'espère ! Nous avons stoppé l’infection. Il faudra encore qu’elle veuille vivre…

LORRAINE

f_e_diaphane














 

Publicité
Publicité
Commentaires
L
Bonjour, Fabelli, je craignais que cette nouvelle soit trop longue pour un blog. Mais s'il vous a tenus en haleine, toi et Lecouret, je me rassure... Merci pour tes mots!
L
Nous ne savons pas ce que réserve la vie, cher Le couret. Donc moi aussi j'espère que Delphine s'éveillera peu à peu au sourire réconfortant de l'électricien.
F
Mais oui Lorraine, c'est bien le mot qui me vient!<br /> J'ai lu d'une traite moi aussi :)<br /> L'alternance de soins, et les flashs de la mémoire, oui, c'est prenant, on a vraiment envie de savoir...
L
un régal de nouvelle, que j'ai lue d'une traite, haletant...<br /> belle plume, vraiment.<br /> ah oui, j'espère que ça marchera entre Delphine et l'électricien :-)<br /> la vie n'est pas toujours décourageante.
Publicité