IL N'EN A PARLE A PERSONNE...
J'ai dit plus d'une fois que l'Atelier d'Ecriture ouvre l'imagination qui vagabonde selon un mystérieux déclic et s'en va où elle veut. Il suffit de comparer les textes de deux participantes pour constater, souvent avec étonnement, où le même point de départ conduit à l'arrivée.
Pour preuve, voici un texte d'Amanda et le mien, chacune respectant scrupuleusement les mots de la contrainte qui devait commencer par cette phrase "Il n'en a parlé à personne...".L'illustration représentait un homme jeune dont l'expression pouvait s'interpréter de n'importe quelle façon. Voyez où l'inspiration nous a menées, l'une et l'autre...
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THANKS GOOD, WE'RE BRITISH!
Il n'en a parlé à personne..
Car, Théodore est un parfait majordome, un « butler « à l’anglaise.
Théodore est très honoré de travailler chez le Duc et la Duchesse de Cornouailles. Impeccable dans son habit en queue de pie, le col blanc amidonné, le papillon noir coquettement noué, Théodore sert le thé, les doigts gantés de blanc.
Chaque matin, Théodore repasse au fer tiède l’immuable « Times » sans le moindre faux pli. Il dépose ensuite le vénérable journal sur un plateau d’argent, lequel trouve place à 5 cm exactement de l’assiette de toasts enveloppés dans une serviette chaude, à 5 cm exactement des œufs au bacon que le Duc affectionne.
La Duchesse, quant à elle, se contente d’un jus d’orange fraîchement pressé, servi au lit par un Théodore impassible, selon le code de déontologie de la décence, enseigné à l’école de butlers d’Hampton Court. Impassible, même si la Duchesse arbore souvent des tenues fort légères. En particulier en l’absence de Monsieur le Duc plus féru de courses de chevaux à Ascot.
C’est que Monsieur le Duc prend de l’âge : la chasse et son club à Londres, réservé aux nobles mâles sirotant un whisky pur malt en fumant un « Havane » lui prennent tout son temps.
Aussi Madame la Duchesse se sent-elle quelquefois fort seule. L’aquarelle et les promenades avec ses chiens ne suffisent pas à tempérer une quarantaine malicieuse.
C’est ainsi que fatalement, la chose se produisit. Un soir, au coin de l’âtre, un autre feu la souleva, allumé lui aussi par son butler , une ardeur inattendue l’emporta au 7e ciel qu’elle n’avait plus visité depuis fort longtemps !
Théo !
Théo a jeté son papillon aux orties et libéré une libido trop longtemps contenue dans sa queue de pie .
A 5 cm près…
La Duchesse , lassée de fermer les yeux et de penser à l’Angleterre, comme le lui avait enseigné sa mère, répondit de bon cœur à tant d’ardeur.
A 5 cm près…
Il n’en a parlé à personne, Théodore. La Duchesse non plus.
AMANDA
° ° ° ° ° °
IL N’EN A PARLE A PERSONNE...
Il n’en a parlé à personne, il est seulement retourné dans le jardin d’été, là où elle a disparu peu à peu, comme un dessin qu’on efface.
Il n’est pas fou, il le sait. Certains l’ont cru, déjà ses parents se regardaient avec inquiétude quand il parlait tout seul. D’accord, il ne disait pas les paroles des autres enfants, il ne demandait pas « Tu joues avec moi ? » , il ne clamait pas : « Je suis Zorro » ». Non, il semblait faire un retour un peu halluciné dans le bon vieux monde, il continuait simplement son histoire intérieure et répondait avec douceur :
« Sa main est fine et tient ma main. Elle a une robe d’argent. Maman, pourquoi tu ne lui parles pas ? »
On l’ a mené chez le docteur. On l’a fait marcher, lever les bras en l’air, se tenir sur un pied ; il a pris des fortifiants, des vitamines, beaucoup de lait. II a été à l’école, puis dans une autre, puis dans une troisième, puis rien. Il est resté à la maison, il a suivi une thérapie, le psy était sympa, il écoutait ses histoires. Il lui a même suggéré de les écrire. Et il l’a fait. Jusqu’au jour où elle est venue familièrement s’asseoir dans le fauteuil, près de lui. Elle a murmuré : « C’est notre histoire, c’est bien, écris encore ».
Il n’en a parlé à personne. Mais il a écrit, beaucoup; beaucoup de feuillets sont remplis de son écriture. Il se relit, il est content. Elle aussi. L’autre jour, ils sont allés ensemble dans le jardin, derrière la cabane, sur le banc de bois. Elle l’a pris dans ses bras, elle a posé ses lèvres sur les siennes, il voyait l’ombre de leur couple sur le mur, elle a chuchoté : « Je pars, ne pleure pas » et elle a disparu peu à peu comme un dessin qu’on efface.
Il n’en a parlé à personne. Mais maintenant, il va la rejoindre.
LORRAINE
Illustration: voir page www.poly-3d.com