LES PAS DE LA MER
(A l'Atelier d'Ecriture, chacun a reçu une reproduction de tableau moderne, très coloré, assez indistinct et chaque fois différent. Nous devions écrire ce que le tableau nous inspirait. Voici ma version".
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Au
fond de la mer, il y a des pas. Personne ne sait à qui ils appartiennent. Ni le
frétillant petit poisson bleu qui connaît tout et ne dit rien, il se contente
de pirouetter sur la tête et
d’agiter sa traîne rose en un murmure de clochette. Le poisson-fée n’en sait
pas davantage : il cherche. Il répète avec obstination : « A qui
sont ces pas sur le sable, à qui sont-ils, à qui sont-ils, à qui
sont-ils ?... »
La
bouteille ouverte tombée dans le flot depuis huit siècles demande au parchemin
déteint : oui, le sais-tu, à qui sont-ils ? Mais le parchemin n’a
qu’une réponse, toujours la même, écrite depuis huit siècle : « Mon
cher amour, je meurs… »
Les
pas sur le sable avancent par deux. Quatre fois deux pas, huit paires qui
boitillent dans la même direction. Quelquefois, ils se reposent au pied d’un
rocher marin qui n’a pourtant pas bonne réputation. Il cacherait un dragon noir
au nez court mais aux longues dents. Voici cent ans qu’il dort, mais chacun
craint son réveil, sauf les huit paires qui n’ont peur de rien.
Le
poisson-scie est fulgurant : jaune, chapeauté de gris, il fend les eaux et
ne s’attarde jamais. Certes, il connaît les huit paires de pas, mais il s’en
balance. Et les huit paires avancent au rythme des marées, sans s’inquiéter de
la baleine qui a avalé Tobie. Elle digère, ou plutôt ne digère pas ce saint
homme qui dort calmement, balancé par le courant. La baleine songe d’ailleurs à
faire escale le long des falaises bretonnes, afin de restituer son passager à
la terre.
Et
les huit paires de pas avancent toujours. Elles laissent des petites traces
dans les lichens et ; arrivées à la Mer rouge, s’arrêtent et tiennent
conseil :iront-elles sur la plage, verrons-elles le ciel dont on ne parle
jamais au fond de l’océan, visiteront-elles l’univers ? Elles sortent
timidement, elles ont le teint blême de ceux qui vivent toujours au même
endroit. Un pélican les effleure et s’étonne :
-
Que faites-vous là ? Où sont vos jambes ? Où sont vos bras ? Je
ne vois pas votre tête !
-
C’est que nous n’en avons pas, répond l’aîné des pas. Nous aimerions bien
prendre forme. Un saumon rose affirme qu’il existe des marchands de porcelaine.
Ils pourraient nous ébaucher un corps.
-
N’écoutez pas ce traître, s’écrie le poisson-fée ! Il vous tend un
traquenard. Vous êtes des pas, restez-le.
-
Nous manquons de personnalité, proteste le plus jeune. Devenir de la porcelaine
me plairait bien.
Alors,
les pas se rapprochent le uns des autres, ils font un rang, deviennent une
classe, une école, une armée en marche. Le poisson bleu, stupéfait, arrête ses
virevoltes, le poisson-scie stoppe net sa course insensée, et sentant que
l’instant est définitivement grave, la bouteille ferme précieusement son goulot
sur le parchemin qui annonce depuis huit siècles :
« Mon
cher amour, je meurs… »
LORRAINE