LE FUNAMBULE
(La consigne devait commencer par ces mots: "Je n'aurais jamais dû en parler...", il fallait alors raconter une histoire se basant également sur une photo représentant un escalier ancien en colimaçon. Voici mon texte)
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Je n’aurais jamais dû en parler mais plus rien ne peut m’atteindre aujourd’hui. Devant l’âtre, bercée par la complainte que gratte sur sa viele mon page Arnaud, je somnole un peu, recroquevillée dans ma robe de soie pourpre, et mon cou flasque porte lourdement le collier que feu mon époux m’offrit en grande pompe avant le mariage.
Je suis la châtelaine Isabeau de Bellair, épouse du duc Jehan de la Baptiste, qui tant guerroya que j’en perds le souvenir. A l’époque, mes dames et moi mêlions les couleurs de nos soies et tissions des jupes entrelacées de fleurs, des corselets matelassés de brins d’or. Des hommes d’armes gardaient le château et lorsque nous franchissions le pont-levis sur nos haquenées, certains avaient le regard de l’homme qui s’approprie le geste d’une cuise nerveuse dessus la selle ou le rebondi d’une croupe.
Mais le chevalier Hugues de Beauregard maintenait l’ordre dans les rangs des cavaliers, capitaines ou soldats, et s’inclinait devant moi en sa déférence désespérée, car il m’aimait. Je ne l’aimais pas.
Je ne monte plus guère les escaliers en colimaçon qui ouvrent de rares fenêtres à claire-voie sur la campagne. Mes jambes, qui ont tant courru sur ces marches, ne songent plus qu’au repos fatigué dans le fauteuil roide de ma chambre. Ou mieux dans le lit à baldaquins qui vit passer tant de charmants seigneurs. Leur frivolité complétait la mienne et mes dames, complices, s’assuraient de notre sécurité, détournant par leur beauté les curiosités indiscrètes.
Jehan de la Baptiste ne revint pas pour les fêtes fastueuses de Noêl. J’enfilai mon vertugadin où les rubis s’enlaçaient aux diamants et parée, parfumée, belle à damner un saint, j’entrai pour la réception, la main posée sur le poing du chevalier Hugues de Beauregard. Les hautbois et les vièles ouvraient le cortège, les musiciens entonnaient les accents du bal et je le vis...Un garçon beau comme un champ de blé, un jongleur, un danseur, un prince de magie qui lançait rubans et ballons, couteaux et épées en un tournoiement dont la grâce n’écartait pas le danger.
Nous fûmes soudés par un amour immédiat et inattendu. Je fus à lui le soir même et la passion nous enleva toute prudence. J’admirais les sauts qui l’élançaient si haut que j’imaginais voir un elfe. Il retombait avec une grâce de funambule qui me plongeait dans une extase perplexe. D’où tirait-il cette grâce, cette légèreté, ces rebondissements qui avaient conquis tous les habitants du château ? Seul peut-être Hugues de Beauregard s’assombrissait chaque jour davantage.
Je suis une femme finissante. Pourtant je garde un souvenir net et lumineux de ce jour où je le perdis. Mon époux arriva sans s’annoncer. Nous étions en avril. Le brouhaha, le hennissement des chevaux, le bruit des cuirasses dans la cour d’honneur, nous saisirent comme il renouait le cordon de ma robe.
- Ma mie, dit-il, l’heure est venue. Je ne vous oublierai jamais.
Il m’embrassa passionnément et se rua dans l’escalier. Des spadassins montaient à sa rencontre. Alors, par cette fenêtre à claire-voie, il prit son essor et s’envola. Je le vis planer, partir vers le ciel, me faire un dernier signe. Disparaître...On tenta de me faire croire que c’est son sang qui imbiba l’escalier de taches indélébiles. Qu’Hugues de Beuregard lui trancha la gorge.
Je n’en crois rien. Il est parti, mon funambule, mon feu-follet, il a pris le chemin qui va par-dessus les forêts. Des années ont passé. Bientôt j’irai le rejoindre dans ce pays où les amants sont, pour toujours, fidèles.
LORRAINE
Illustration: www.musees-strasbourg.org