LES AMIS DU SOIR
Vous vous êtes connus a vingt ans, par hasard, chez d’autres copains, ou à la bibliothèque où vous cherchiez justement le même livre, ou dans la bousculade d’un cortège folklorique que vous regardiez debout sur le même trottoir ; L’amitié est comme l’amour : elle naît d’un coup de foudre ou d’un coup de cœur. Et, dès lors, vogue la galère !
Vous vous fréquentez en couple, et si vous n’êtes pas encore mariés, soyez sûr qu’au jour dit il sera votre témoin. Il est là aussi à la naissance du premier enfant. S’il disparaît trois mois, ni votre mari ni vous ne vous inquiétez : il reviendra bientôt et vous présentera sa grande passion ou son petit béguin !
C’est l’ami célibataire, définitif, irréversible, qui fréquentera votre foyer pour y consoler ses mélancolies ou faire du baby-sitting le sourire aux lèvres ; Vous avez bien essayé de le marier à une de vos amies ; Pas de chance : il en préférait une autre, qui ne s’en soucie guère.
Le va-et-vient de l’amitié éloigne ou rapproche des garçons et des filles qu’on fréquente à trente ans au son des disques d’Aznavour, de Bécaud ou de Mouloudji. Avec qui à 40 ans on part en vacances en Italie, où on se dispute pour la première fois ; les rancuniers boudent, les autres continuent leur carrière et se rencontrent pour jouer au bridge.
Léger ? Facile ? Eh non, car ces amis des premières heures vieillissent eux aussi tout doucement : François tombe, foudroyé, sur le court de tennis et ne se relèvera plus ; Charles disparaît sans rien dire, déménage, se perd dans l’anonymat. Sept ans plus tard, quand il reparaît, il a vaincu la poisse que son orgueil tout amical refusait de dévoiler. Lucienne se remarie et vous la perdez à jamais. Johnny est toujours là, droit, élégant, et il ceint volontiers le tablier de cuistot pour vous éviter le fourneau, que vous n’aimez guère. René est resté le silencieux du groupe ; mais lui seul sait, d’un geste imprévu, vous offrir un bouquet de fleurs des champs ou prélevé du panier de la bouquetière.
Le temps passe, des cheveux blancs éclaircissent les cheveux noirs, on écoute encore des disques mais on chante moins souvent en chœur. On a été de tous les mariages des jeune, de tous les enterrements des parents.
L’âge adulte passe. On se retrouve parfois pour un barbecue, on parle d’autrefois, on se souvient. Et puis l’un de nous perd sa compagne ou son compagnon. Nul ne connaît l’instant ni l’heure. Mais les amis de toujours sont là, chacun avec ses souvenirs, chacun avec son affection. Désormais ce ne sera plus jamais la gaîté insouciante. Mais on sent, immensément, le chagrin qui étreint, tous quels qu’ils soient, les fidèles compagnons venus de l’éclatante jeunesse et qui resteront, jusqu’au bout, les amis du soir.
LORRAINE